Après Les Coéléoptères, les Touaregs, Hugo Pratt ou encore Mini Montres et Fêtes Himalayennes, le Musée des Confluences propose à partir du 8 février 2019 une nouvelle exposition intitulée Désir d’art, la collection africaine Ewa et Yves Develon.
Amateur d’art, plutôt que collectionneur, c’est ainsi que se définit Yves Develon. Avec son épouse Ewa, durant près de 50 ans, ils constituent une incroyable collection d’objets africains dont notamment des masques et des statues du Nigeria. Avec une grande liberté, ils ont recherché des œuvres leur procurant une émotion esthétique. À l’heure où Ewa et Yves Develon ont décidé de léguer leur collection au musée des Confluences, cette exposition présente une soixantaine de leurs pièces, parmi les plus emblématiques et exceptionnelles de leur collection. Le parcours retrace l’esprit qui a guidé la constitution de cette collection, entre passions fulgurantes et recherches esthétiques : « la collection n’est pas une accumulation d’objets, c’est un chemin. Ce n’est pas un but, c’est une manière de mieux se connaître »
Le parcours de l’exposition Désir d’art, la collection africaine Ewa et Yves Develon.
L’exposition commence par évoquer la découverte dans les années 60 qu’Yves Develon fait de l’Afrique et de ses productions artistiques, en particulier celles du Nigeria.
Le visiteur saisit ensuite l’esprit de la collection constituée par le couple, guidée par leurs coups de foudre et leur fascination pour le savoir-faire et la créativité des artistes africains.
15 ans plus tard, Ewa et Yves deviennent des galeristes passionnés, interrogeant la notion de chef d’œuvre dans un marché de l’art soumis à des modes, et préférant une approche esthétique et sensible qui transcende les cultures.
La naissance d’une passion
Entre histoire personnelle et chocs esthétiques
Rien ne prédestinait Yves Develon à se passionner pour l’art africain. En 1965, il travaille comme psychologue dans un cabinet d’ingénieurs-conseils en Côte d’Ivoire. Il achète deux petits objets dont les formes interpellent sa sensibilité : une statuette baoulé et une porte de grenier dogon, qu’il a toujours conservées. La pureté formelle de ce volet qui fermait un grenier à semences a sans doute attiré son regard. Gage de fécondité, la poitrine féminine qui y figure, rappelle que ce lieu est un symbole d’abondance, de sécurité et de richesse dans la société dogon. Ces deux objets sont à l’origine de la collection.
« Il en fut donc, pour moi, comme pour beaucoup d’autres, de l’ouverture à une culture dans la perspective du développement de soi. Le travail qu’on fait sur soi-même à partir des sculptures est donc la véritable motivation du goût pour l’art africain. » Yves Develon
Le Nigeria des années 1970
À la fin des années 1960, le Nigeria connaît une grande instabilité politique. La guerre du Biafra, en plus de profondes mutations sociales liées au recul des pratiques et des religions traditionnelles, entraîne la dispersion de nombreux objets. Un marché se développe, en particulier au Cameroun, où rabatteurs et antiquaires locaux les vendent à des marchands et collectionneurs européens.
Le Nigeria est un carrefour culturel abritant un grand nombre de populations aux traditions plastiques variées. Réputés pour leur grande diversité stylistique, les objets cérémoniels provenant de ce vaste pays illustrent la virtuosité de leurs créateurs ainsi que la richesse culturelle nigériane.
L’expérience émotionnelle de l’objet
La beauté, la grâce, la singularité, l’étrangeté, la technicité comme le raffinement, sont autant de paramètres qui déclenchent chez Ewa et Yves Develon le désir d’un objet, sans céder aux emballements du marché.
« Le coup de cœur »
Ewa et Yves Develon achètent des œuvres auprès de marchands en Afrique ou en France, dans les galeries ou lors de ventes aux enchères en se laissant guider par leur instinct et leurs coups de cœur comme pour ce masque mangam. Mêlant des éléments empruntés aux mondes animal et humain, le masque est surmonté de cornes d’antilope disposées de façon tout à fait atypique, démontrant ainsi la grande inventivité du sculpteur.
Faisant fi du marché de l’art africain où l’authenticité, l’identité et la cote d’un objet ne sont jamais assurées, le couple de collectionneurs se laisse guider par ses connaissances, son instinct et ses « coups de cœur ». Pour certains collectionneurs, posséder un objet relève en effet d’une relation quasi amoureuse : ils vivent entourés de pièces qu’ils ont acquises et ne vendent certaines d’entre elles que lorsque la passion qu’ils leur portaient s’éteint.
En confiant certaines pièces au musée des Confluences, Ewa et Yves Develon souhaitent leur donner longue vie, et partager leur passion avec le plus grand nombre.
« Cette sculpture m’a sidéré, je ne voyais rien d’autre. C’est ce qu’on appelle le coup de foudre ! C’est une panne du système perceptif. Vous pouvez me demander ce qu’il y avait d’autre dans la galerie ce jour-là, je n’ai rien vu ! » Yves Develon, à propos de la figure d’autel-masque.
L’art des sculpteurs d’Afrique
Admirée par les artistes dès le début du 20e siècle, la sculpture africaine a longtemps été réduite à un travail d’artisanat. Pourtant, des masques cérémoniels aux objets du quotidien, les sculpteurs poursuivent une recherche esthétique qui transcende les fonctions religieuses ou utilitaires de leurs créations. Touchés par la sensualité des formes, la rudesse ou la douceur de certains traits, Ewa et Yves Develon ont, à travers leur collection, voulu rendre hommage aux sculpteurs africains, artistes dont l’histoire n’a que rarement retenu le nom.
Si l’art africain est souvent anonyme, de minutieuses recherches et comparaisons stylistiques permettent parfois d’attribuer un ensemble de pièces à un créateur. Il a ainsi été possible de rattacher certaines pièces à des maîtres sculpteurs. La qualité d’exécution de cette statuette tiv laisse à penser qu’elle est l’œuvre de l’un d’entre eux.
De la courbe, au mouvement, jusqu’à l’équilibre, force est de constater combien le sens des proportions naît de l’œil du sculpteur. Les volumes cubiques de cette maternité igbo font preuve d’équilibre et d’harmonie : le bras gauche n’est pas matérialisé au profit de l’enfant qui figure le pendant au bras droit. La tête est haute évitant de déséquilibrer l’ensemble.
De nombreuses pièces ont nécessité une grande dextérité dans la finesse de leur réalisation. Ce petit tabouret de femme frappe l’observateur attentif : sculpté dans un seul morceau de bois, l’artiste a toutefois figuré une cordelette s’enroulant autour des pieds comme si, sans elle, toute la structure menaçait de se disloquer.
De l’esthétique des objets usuels
L’esthétique des objets est porteuse de sens. Leurs formes, leurs décorations ou les matériaux utilisés fournissent des informations sur les origines culturelles ou le rang social de leurs propriétaires. Contenant des substances magiques, cette calebasse et son bouchon anthropomorphe évoquent, par leur forme, le corps des esprits censés assister le guérisseur mganga. Si le traitement artistique des objets usuels reflète et renforce assurément le prestige de leurs possesseurs, il témoigne également d’une volonté d’intégrer le Beau dans la vie quotidienne.
S’éloigner de l’art figuratif
La recherche du réalisme ou de la ressemblance n’est pas toujours l’objectif des artistes africains. Dans le respect des codes et des styles, les sculpteurs interprètent librement les formes humaines et animales. Le résultat peut aboutir à une représentation fidèle, un naturalisme idéalisé ou au contraire à une abstraction visuelle avec des formes simplifiées ou géométriques. Ainsi, l’art n’est jamais cantonné à la stricte reproduction d’un modèle unique, y compris au sein d’une même aire culturelle. Cette liberté de création a particulièrement fasciné Ewa et Yves Develon comme en témoigne ce masque bafo qui s’est imposé aux collectionneurs nourris des codes de l’art brut. Seule une dizaine de masques bafo à la bouche rectangulaire et aux longues dents pointues sont connus à travers le monde.
« Ce masque s’est imposé à moi par l’exploration préalable de l’art brut européen. C’est muni des codes de cet art, pas si brut que cela, qu’aussitôt vu, je l’ai appelé non pas Bafo du Cameroun mais MON CHAISSAC, du nom du peintre. » Yves Develon $
Constituer une collection : la recherche du singulier
Depuis la première rencontre avec l’art africain en 1965, ce sont des années de voyages et de recherches qui ont permis à Ewa et Yves Develon d’affiner leurs regards et d’enrichir leurs connaissances.
Patine et authenticité
Pour Ewa et Yves Develon, comme pour de nombreux collectionneurs, la patine fait partie des critères qui peuvent aider à déterminer l’authenticité d’un objet. Constituée par les substances surajoutées, les affres du temps ou les manipulations prolongées, cette seconde peau est le gage de l’usage des pièces profanes comme sacrées. Pour être considérées comme authentiques, elles doivent avoir servi au sein de la société dont elles proviennent. Les objets qui ritualisent les relations entre humains, divinités et esprits, possèdent, aux yeux des collectionneurs, des patines porteuses de mystère et de magie.
Les zones lisses et blondes autour des oreilles, de la poitrine et de la base de cette petite statuette dogon témoignent des multiples préhensions dont elle a fait l’objet. Les figures sculptées dogon étaient souvent enduites de beurre de karité ou de farine de mil lors de rituels, leur conférant une patine craquelée.
Affiner le regard
Si les coups de cœur façonnent une collection, la documentation et l’étude permettent de replacer les objets dans leur contexte d’origine et de mieux appréhender leur style et leur qualité.
Après son acquisition, Ewa a commencé le travail de documentation de ce masque vertical mumuye, un travail qui se poursuit désormais au musée des Confluences. Sculpté par l’artiste Lenke dans le village de Zinna, il a été photographié in situ en 1970 par l’historien d’art Arnold Rubin. Comme la plupart des masques africains, il a perdu son costume de fibres de raphia.
Ainsi Ewa et Yves Develon ont voyagé dans le monde pour admirer les collections privées et publiques d’art d’Afrique, et en particulier du Nigeria. Ils ont partagé des connaissances avec d’autres collectionneurs pour établir des corrélations avec leurs propres objets, préciser leurs usages et leurs particularités stylistiques. Pour Yves Develon, cette approche participe d’un « échange » avec la sculpture qui favorise la construction d’un regard, entre expérience sensible de la beauté et réflexion sur les arts d’Afrique.
« Ces sculptures d’Afrique disent beaucoup plus que ce que nous y trouvons généralement. Leur esprit souffle encore à qui veut bien se donner la peine de regarder, d’étudier et de se laisser porter vers un ailleurs d’émotions et d’approfondissement de soi. » Yves Develon
Chefs-d’œuvre : d’une collection personnelle au marché de l’art
Dans les années 80, Ewa et Yves souhaitent vivre pleinement leur passion et ouvrent leurs galeries. Cette plongée dans le marché de l’art n’altère ni leur liberté, ni leur approche sensible.
Les atypiques
Il arrive parfois qu’en dépit des recherches, une œuvre soit sans véritable équivalent formel connu. Pour le marché de l’art, cet objet peut être appréhendé comme un faux ou une création atypique qui perturbe les classifications stylistiques établies. Ewa et Yves Develon revendiquent leur goût pour ces pièces uniques qui, trop souvent par manque de connaissances, semblent transcender les cultures en se situant hors temps et hors lieu.
De la collection à la galerie d’art
Après 15 ans de constitution de collection en solitaire, Yves Develon décide avec sa femme, Ewa, de faire de leur passion pour l’art africain un métier. En 1980, ils ouvrent une galerie à Ramatuelle (Var) où ils partagent volontiers leur regard sur les objets avec des amateurs et des curieux. Très vite, la qualité des objets leur ouvre les portes de nombreux salons d’antiquaires et les conduit à créer une autre galerie à Paris. Cette activité commerciale leur permet de côtoyer de nombreux objets qu’ils sélectionnent pour leur qualité et leur rareté, en Afrique ou en France. Même après la fermeture de leurs galeries en 1998, ils ne cesseront d’enrichir leur collection affirmant leur goût pour les objets du Nigeria.
Chefs-d’œuvre ?
Le marché de l’art classique africain connaît aujourd’hui un engouement certain. Les pièces considérées comme majeures atteignent des records de prix sans précédent dans les ventes publiques en raison de leur rareté. Si l’authenticité d’un objet s’évalue selon sa matière, son ancienneté, sa patine, la main de l’artiste ou du maître, le chef-d’œuvre est une pièce qui se distingue comme étant la plus belle du corpus. Il possède souvent un « pedigree » prestigieux en étant passé entre les mains de marchands ou de collectionneurs célèbres.
En dépit d’une collection exceptionnelle, Ewa et Yves Develon n’ont jamais considéré posséder de chef-d’œuvre qui, selon eux, « étouffe la notion même de créativité et nous amène à reproduire les clichés et les stéréotypes en vogue ». Maintes fois publié, ce masque idoma est l’un des plus beaux exemplaires connus ; le visage, modelé avec une grande sensibilité, est recouvert d’une épaisse couche de kaolin qui contraste avec les scarifications en fort relief.
« Je ne possède aucun chef-d’œuvre. Les chefs-d’œuvre n’existent pas. Chacun croit détenir les caractéristiques universelles du Beau, alors qu’il ne reflète en fait que l’air du temps. » Yves Develon
Ewa Develon
Née à Cracovie (Pologne) en 1946, Ewa Develon y fait ses études, à l’École Polytechnique, de 1964 à 1969. Elle en sort diplômée, section Architecture. Après 2 ans d’assistanat auprès de la Chaire d’Architecture dans le Paysage, elle quitte à 25 ans la Pologne pour suivre des recherches en Italie, en Suisse puis en France. C’est là qu’elle s’installe pour travailler dans l’Agence de Recherche en Urbanisme et Architecture, et comme free-lance dans différentes agences d’architecture et de design. En 1979, elle rencontre et se marie avec Yves Develon. En 1980, ils mettent en œuvre leur projet de galerie et conservent dans un premier temps leurs emplois respectifs.
Yves Develon
Né à Châteauroux (Indre) en 1938, Yves Develon exerce comme psychologue. En 1965, il rejoint en cette qualité un cabinet d’ingénieurs-conseils en Côte d’Ivoire au ministère du Plan. C’est à cette date, en découvrant l’Afrique subsaharienne, qu’il commence sa collection. En 1973, il intervient auprès du groupe Pechiney au Cameroun (Alucam). Il épouse Ewa en 1979. Ensemble, ils ouvrent une galerie d’objets d’Afrique à Ramatuelle (Var), puis une autre à Paris, en 1982. Cette même année, le couple part aux États-Unis pour effectuer un inventaire des sculptures africaines dans les collections privées et publiques américaines. S’en suivent de nombreuses expositions et publications, comme celles relatives aux collections Baudry et Vivier.
Crédit photos : Musée des Confluences